Une journée très soutenue.
Le 22 Août 2019 Larochemillay.
Nous nous dirigeons vers le mont Beuvray par la route, après plus deux heures de marche, nous nous attaquons aux premiers sentiers en contrebas du mont. L’ascension est longue, raide et caillouteuse par endroits. C’est vraiment physique. Cabotte s’arrache, mais ne rechigne pas. Elle est courageuse. Son encolure est luisante de sueur. Elle transpire de tout son corps. Elle écume. La montée est silencieuse. Nous nous concentrons tant l’effort est intense. Chaque pas est une victoire. La chaleur est un souci. Je suis en surchauffe. Heureusement, il y a des passages en forêt. Enfin nous arrivons au beau milieu du site de Bibracte.
Bibracte est une ville fortifiée gauloise s’étendant sur deux cents hectares, appelée oppidum par les romains. César y a séjourné après sa victoire à Alésia. Un lieu de mémoire abandonné pendant des millénaires. Il ne reste que des fondations mises à jour grâce aux fouilles des archéologues. Cette ville renaît de sa forêt.
J’aimerais y passer la nuit. Juste pour m’imaginer y vivre pendant la période Gallo-Romaine très riche en échanges mutuels de savoir-faire, entre autres architecturaux. Les Gaulois avaient une vie et une organisation sociale très élaborées ; ils ne vivaient pas dans une hutte minimaliste !
Je dois abandonner cette idée de rester sur ce lieu exceptionnel. Un groupe de personnes le visitait. Le guide ne cessait de m’épier pour savoir ce que je foutais là avec un âne si lourdement bâté à ses yeux. Il me surveillait. Il avait certainement deviné mon intention. Quelques regards furieux et insistants m’en dissuadèrent. Je ne ferai donc que traverser. C’est bien dommage.
Je mets un moment avant de retrouver le sentier. La descente fut longue à travers la forêt de hêtres et de résineux, mais le sentier était large et bien tracé. Aucun risque.
Nous arrivons enfin à Larochemillay.
Je repère rapidement un gite communal près de l’église. Un groupe de jeunes se prélassait au soleil, sur un muret ou attablé autour d’un verre, un café, un thé et des bricoles à grignoter. Ils faisaient visiblement une pause. L’ambiance était enjouée. Il y avait de l’énergie et du partage. Une jeune fille souriante prit la parole.
– Bonjour vous venez de loin.
– Du bout du monde. Lui répondis-je, sans vraiment réfléchir à ce que je lui avais dit. C’est parti d’un coup.
– Du bout du monde ! Je ne comprends pas ! C’est loin ?
– Attends que j’y revienne. Je te dirai après.
– Comment ça ? Je ne comprends rien. Le bout du monde est bien devant nous. Jamais derrière. Je ne l’ai jamais imaginé derrière. C’est bizarre ! Non ?
– C’est une erreur. On peut venir du bout du monde et aller au bout du monde. C’est une histoire personnelle, une évaluation du temps vécu ou à vivre, de distances parcourues ou à parcourir, une perception du futur, une espérance indéfinie, une ligne de fuite, etc. En ce qui me concerne je viens d’un monde, le mien, il me semble à ce jour éloigné, évanescent ; et j’y retourne. Je réalise une boucle. Tous les jours j’avance au pas de Cabotte. Mon départ est aussi mon arrivée. Les deux me paraissent lointains. Je dois joindre les deux bouts pour clore mon périple.
– C’est curieux cette histoire du bout du monde.
– Moi je trouve cela plutôt marrant. Une gesticulation philosophique kafkaïenne sans intérêt. En revanche, aujourd’hui je suis ici, demain ailleurs.
Les jeunes m’indiquèrent qu’ils travaillaient tous à la restauration des peintures murales de l’église Saint-Pierre. C’était leur dernier jour de travail au sein de l’Association pour la Conservation de l’Eglise et du Patrimoine de Larochemillay.
Je me suis installé, après l’autorisation de la mairie, en dessous du Gite. J’ai accès aux commodités du gite. J’ai le temps. Je suis fatigué, les jambes sont raides. La journée fut sportive. Alors que je m’assoupissais sur mon siège pliable, je vis arriver une jeune femme équipée d’un encombrant sac à dos. Elle vint directement me voir. Après avoir échangé quelques banalités de bienvenue, je lui demandais ce qui l’amenait à marcher ainsi.
– Mon histoire est compliquée. Je me cherche. Je suis perdue. J’ai fui ma famille, surtout ma mère. Ma mère me rend dingue. Elle est malade. Bipolaire. C’est atroce comme maladie. Elle alterne le meilleur et le pire. Après une accalmie inespérée, la voilà qui me harcelle sans raison. Je ne dois pas l’abandonner à son triste sort. Je me sens responsable de sa maladie, d’elle. C’est plus fort que moi. Quand je suis chez elle, elle me mène une vie d’enfer. Je n’en peux plus. Je m’en vais, je la fuis. J’ai peur de la haïr. Ça fait des années que cela dure. Je suis même partie en Australie pour l’oublier. Impossible. À mon retour elle me l’a reprochée par des propos culpabilisants particulièrement violents. Je suis revenue avec l’intention de m’occuper d’elle. C’est insoutenable. Je suis repartie sur les routes et les sentiers. Je fais un point. Je ne sais plus où j’en suis. Je suis perdue. Je dois me poser quelque part. Faire ma vie. De plus, mes réserves d’argent s’amenuisent de jour en jour. Je ne peux plus continuer comme cela. Je vais être à la rue.
Elle me balance son histoire sans pudeur ni retenue. Elle se fissure, se déchire. Elle craque de partout. Les coutures enflent, ne contiennent plus ses émotions. Je la sens au bord des larmes. Elle se libère, donne le meilleur d’elle-même. Elle lâche prise. Elle cède comme un barrage ayant trop lutté contre la poussée des eaux. Elle n’a rien à perdre. Elle est déjà perdue. Je lui dis en rigolant.
– Je te remercie.
– Comment ! Tu me remercies de quoi ?
Elle est déstabilisée. L’effet est réussi. Je ne suis pas mécontent. J’ai eu du flair.
– Je te remercie de me faire confiance. On ne donne pas une partie de soi-même en pâture au premier venu. C’est pour moi une preuve de confiance. Valorisant.
– Je ne sais pas ce qui m’a pris. En temps normal je suis plutôt timide. Très en recul. J’espère que je ne t’ennuie pas avec mes histoires.
– Non. Je te l’aurais dit d’une façon ou d’une autre. Mais vois-tu, si l’on continue ainsi à se parler sans limites, je vais, si tu me l’autorises te donner ma version. La mienne. J’insiste.
– Au point où j’en suis-je n’ai rien à perdre.
– Voilà, ce que je vais te dire, tu le sais déjà. C’est simple. Tu es intelligente et lucide. Tu es très consciente de la relation que tu as avec ta mère. Elle est nocive si je puis me permettre. Elle te poursuit au quotidien et même lorsque que tu es séparée d’elle par des milliers de kilomètres.
– Effectivement, je sais. C’est terrible d’être ainsi, contre son gré. De savoir. Le fait de savoir m’enfonce encore plus. J’ai toujours cru pouvoir la sauver de ses démons. Elle est suivie par un psychiatre. Il arrive parfois à stabiliser ses humeurs. Quand tout semble calme, elle cesse son traitement ; et ça repart pour un tour. Elle alterne entre l’hôpital et la maison depuis quelques années. Je suis épuisée. Elle dit que je ne l’aime pas. Que si je l’aimais… je m’occuperais plus d’elle. C’est dur d’entendre cela à longueur de journée. Je n’arrive pas à lui en vouloir complètement. C’est incroyable. Je suis impuissante. Prisonnière.
– C’est très honorable de ta part de te soucier de ta maman. Mais là, si j’ai bien compris, ta propre vie est en danger. Tu te détruis de l’intérieur à petit feu. Sois égoïste ; pense à toi. C’est primordial pour toi. C’est bien dommage qu’une belle plante comme toi flétrisse avant l’âge (elle sourit, ça aussi elle ne l’ignore pas). Je voudrais savoir ce qui t’es arrivé de plus marquant depuis que tu es partie de ta chère Belgique. Je lui pose cette question car j’avais l’impression que nous tournions en rond. Déjà, en si peu de temps ! Il nous fallait sortir de l’omniprésence de sa mère. Sans attendre elle me dit.
– J’ai rencontré un garçon. Il est vraiment sympa. Je suis bien avec lui. C’est très récent cette affaire. J’ai même été chez ses parents. Il y était en vacances. Nous avons passé de supers moments ensemble. Je suis partie pour réfléchir à cette nouvelle situation. J’étais bien et mal à l’aise en même temps. C’était inattendu et trop rapide pour moi. Je n’ai rien demandé. Ça m’est tombé dessus. Il m’a proposé de le rejoindre à Lyon.
– En voilà une bonne chose. T’es amoureuse n’est-ce pas ?
– Amoureuse ! Je n’en sais rien. Peut-être…
– Tu n’en es pas sûre ! J’ai du mal à te croire quand je vois la luminosité de ton regard lorsque tu parles de lui. Tu ne vas pas me dire que c’était juste une urgence hormonale et passagère. Une copulation sans lendemain. Celle-ci ne laisse jamais de traces. Elle s’oublie vite. Ce n’est qu’un vulgaire coït égocentré. Un soulagement improvisé et frustrant.
La voilà qui se met à rosir en esquissant un sourire attestant que mes propos, un peu crus je l’avoue, n’étaient pas si éloignés de la réalité. Je voulais créer un électrochoc. Je pense avoir réussi mon coup. Après un long silence elle me dit.
– J’ai peur.
– Tu as peur de quoi ?
– Je n’en sais trop rien. J’ai des peurs irrationnelles. Elles sont en moi, tapies, prêtes à m’embrouiller l’esprit. Je m’y noie. J’ai peur d’être déçue et de décevoir. Les deux en même temps. J’hésite.
– Tu es amoureuse, n’est-ce pas ?
– Je crois que oui.
– Ne dis pas je crois que oui. C’est énervant. Tu l’es réellement. C’est gros comme une maison de plusieurs étages. Cesse de te tourmenter, de cogiter en vain, en boucle. Tu dois te bouger. Agir. Et vite.
– Je sais.
– Maintenant que tu sais, encore plus que ce tu savais déjà ; tu confirmes les faits. Voilà ce que je te conseille, tout en sachant que je ne suis pas à ta place. Les conseils restent des conseils. Chacun en fait ce qu’il veut. N’est-ce pas ?
– Oui, des conseils j’en ai eu plein. Des tonnes. Des bons, des mauvais, des curieux, des débiles, des hors sujets, etc. Les tiens sont plutôt directs et décapants. Ça secoue. Que dois-je faire ?
– C’est très simple. Ta mère est malade. Accepte-le. Eloigne-toi d’elle. Sinon tu vas y laisser ta peau. Elle t’emmène dans son délire. Quant à ton amoureux, cours vite le rejoindre à Lyon. Il te l’a proposé. Ce n’est pas pour rien. Ne passe pas à côté d’une belle histoire à peine commencée. Plonge. Fonce. Tu verras bien.
Elle me regarde interloquée dans un silence suspendu. J’ai l’impression que son cerveau est en train d’imprimer un message. Lequel, je n’en sais rien.
– Merci, merci beaucoup, je peux vous faire une bise ? me dit-elle. Je ne réponds pas, elle me gratifie de deux bises, puisqu’une ne suffisait pas. Elle prend son sac à dos, l’ajuste rapidement sur les épaules, puis se met aussitôt en marche. Je la regarde s’éloigner. Elle est sportive. En quelques enjambées puissantes et déterminées, elle gravit la butte. Son sac à dos me semble plus léger ! Bizarre comme impression. Arrivée en haut, elle se retourne vers moi en agitant sa main en l’air. Je lui hurle « vive la vie ».
Elle est partie. Disparue. C’est une personne fragile pleine de promesses à venir. Elle est lucide, réfléchie (trop certainement), sensible, vulnérable, mais empêtrée dans une histoire familiale très complexe ; pour ne pas dire pathogène. Elle en parle comme une personne qui aurait suivi une psychanalyse beaucoup trop longue, toujours pas achevée ; constamment brassée à remonter les mêmes choses récurrentes comme des évidences. Je suis sidéré qu’en si peu de temps elle ait pu me délivrer un pan intime et encombrant de sa vie. Je la savais sincère. C’est essentiel. Elle doit sauter dans le vide sans appréhension. Elle sera surprise du plaisir que cela procure. Si j’ai pu l’aider à réaliser cela, à prendre une décision tranchée, alors j’aurais était utile. Je ne sais pas pourquoi mais j’éprouve la sensation d’un travail accompli, mené à son terme. C’est étrange. Ça me comble de joie. Je ne veux pas me prendre pour ce que je ne suis pas… mais il s’est bien passé quelque chose. J’en suis certain.
En fin d’après midi, je me dirige vers l’église pour voir le travail de restauration réalisé par les jeunes stagiaires bénévoles approchés à mon arrivée. Les échafaudages sont toujours en place. Il y a encore des retouches à faire par-ci par-là, les dernières finitions avant le départ. Je repère Marie-Paule la responsable du chantier. Elle fignolait d’une main experte et sûre un trait de ligne sur un dessin mural. Une fois terminé, elle descend de son perchoir. J’ose lui adresser la parole.
– J’ai rarement vu une église peinte de la voûte aux murs avec autant de motifs colorés sur ces fonds d’ocres allant du jaune au rouge et de bleu plus ou moins marqué. Ça donne une gaîté lumineuse surtout avec ce bleu ciel de la voûte.
– C’est une chance d’avoir pu restaurer ces peintures murales dans pratiquement toute leur intégralité. Beaucoup d’églises, même de cathédrales étaient intérieurement très colorées. L’entretien de ces décors coûtait une fortune. Ceux-ci se sont dégradés au fil du temps. Toute une symbolique picturale a disparu pour laisser place à des murs nus et froids.
– C’est bien dommage. Ce ne doit pas être facile de gérer un tel chantier de restauration.
– Ce n’est pas évident, mais passionnant. Ces jeunes ont tous été recrutés, par la Fédération Rempart Bourgogne-Franche-Compté, pour leurs aptitudes à pouvoir s’adapter à ce genre de travail. Ce sont des stagiaires venant d’horizons divers des métiers de l’art : les écoles des beaux arts et de designs, de l’histoire de l’art, etc., enfin toute personne motivée initiée au dessin et à la peinture.
– Comment les mobilisez-vous ?
– Avant tout, en amont je dois bien organiser le chantier afin de ne pas perdre de temps. C’est primordial. Une bonne préparation facilite leur intégration. Je repère très rapidement les compétences de chacun et ensuite les oriente en apportant la technicité nécessaire pour réaliser leur travail et optimiser ainsi les résultats. C’est un travail exigeant demandant de ma part beaucoup de vigilance. Le cahier des charges est rigoureux. Je suis satisfaite du résultat. C’est une œuvre collective très enrichissante sur le plan humain.
– Je ne suis pas un spécialiste des décors muraux ayant trait aux faits religieux, mais je constate une belle réussite esthétique. C’est magnifique.
– Merci.
Le soir je suis invité à partager avec les jeunes et les bénévoles de l’association un apéro dinatoire. Un truc de ce genre. J’ai bu quelques verres de vin blanc, grignoté quelques amuse-gueules bourratifs, avalé une bonne portion de pizza et de tarte aux pommes. J’étais repu, subitement très fatigué. Le lendemain la majorité des jeunes partait chez eux. C’était leur dernière soirée ensemble. Je ne me suis pas incrusté très longtemps. C’est toujours émouvant ce moment où tout le monde se quitte après avoir vécu une belle aventure collective. C’était leur histoire.
Je suis parti me coucher tôt. Je me suis endormi sans demander mon compte.