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Un choix de vie assumé.

Le 28 Août 2019 Mont.

Nous sommes partis tôt, pour profiter de la fraîcheur matinale. La canicule se réinstalle pour terminer sa destructive œuvre estivale. Nous marchons sur un sentier de la forêt sans trop d’illusion. Il allait encore faire chaud. Je repère un sous-bois riche en herbe et arbustes pour ma Cabotte. Je décide une pause. Je laisse libre Cabotte. Elle ne pouvait guère me fausser compagnie. J’étais en train de manger du fromage avec un morceau de pain et une pomme (un encas sain et apprécié) lorsque j’ai aperçu un randonneur. Lorsque celui-ci est arrivé à notre niveau ; il s’est arrêté. Il a engagé aussitôt la conversation.
– Enfin quelqu’un ! Je deviens fou. Ça fait quinze jours que je suis parti. Un désert. Je commence à m’ennuyer de ne voir personne. Je déteste la solitude quand je marche. J’ai besoin d’être avec quelqu’un. De plus je commence à fatiguer et mes pieds sont douloureux.
– Où allez-vous ? Combien de kilomètres parcourez-vous par jour ? Lui demandai-je, conscient que cet homme frisait la déprime.
– Je vais à Saint Jacques de Compostelle. Je réalise trente kilomètres par jour. En gros, depuis mon départ j’ai déjà parcouru près de quatre cents kilomètres, m’annonça-t-il avec fierté.
– Bravo. Mais ce n’est pas trop pour un seul homme (il n’était pas d’une première jeunesse). Vous allez deux fois plus vite que moi. C’est une vraie performance.
– J’ai prévu toutes mes étapes et mes hébergements. Ça rentre dans mon budget. Je suis dans les clous.
– C’est bien alors si vous êtes dans le bon tempo, lui dis-je tout en pensant en moi-même ; t’es mal en point mon gars, tu as encore de nombreux kilomètres à marcher même si chaque soir tu te retapes dans l’antre accueillant et confortable d’un gite d’étape. Je ne voulais pas lui briser son rêve. Dans quelques jours, il aura une idée assez précise de ses capacités pour aller au bout de ce qu’il avait envisagé. En plus la chaleur ne facilitait pas son affaire. Je le plaignais, sans avoir envie de lui donner quelques pistes pour améliorer son sort. Ce n’est pas le genre de personne qui écoute les autres. À ce rythme, en geignant et en s’arrêtant tous les kilomètres, il n’est pas près d’atteindre la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il n’a pas le mental. Son courage vacille. Son projet aussi.

Nous sommes repartis ensemble ou plutôt il m’a suivi. Un vrai boulet. Il me parlait sans cesse de choses et d’autres. Je l’ignorais, le maudissais, il me prenait la tête, je n’avais rien à lui dire. Je lui renvoyais de laconiques ponctuations du style : ah, peut-être, euh, alors, oh, vous croyez, c’est sûr, et bien, exact, etc. Au bout d’une demi-heure il se rend compte qu’il monologuait. Il était temps. Tout d’un coup il se met à accélérer le pas. Il semblait vexé par mon manque d’attention à son égard. Il me lâchait enfin la grappe. Enfin seuls avec ma douce Cabotte. Ça repose.
Au bout d’un quart d’heure, je retrouve mon bonhomme en train de faire un point sur son smartphone. Il hésitait entre deux directions à prendre. Il m’informa qu’il allait s’arrêter pour aujourd’hui. Il était à la recherche d’une route pour faire du stop et rejoindre son hôtel. Je m’en foutais royalement. Avec une pointe d’ironie, je lui confie.
– C’est bien mieux ainsi. Je vous souhaite une bonne continuation et de belles rencontres. Il était à peine onze heures du matin !
Nous nous remettons en route sans attendre avec la certitude de ne point le revoir ; il avait pris une autre direction. Ce fut un soulagement.

Nous avancions sur un chemin bitumé en bordure d’un champ lorsque je devine derrière une lisière d’arbres quelques chevaux dans un pré. C’est intéressant, pensai-je. Je repère et m’engage sur la route menant au centre équestre. C’était en réalité une ferme retapée avec une sorte d’immense cour devant et quelques bâtiments adjacents. L’endroit semblait paisible. Un homme s’activait près d’une grange. Je lui expose mon souhait de rester dans le coin pour une nuit.

Tout en travaillant il me dit.
– Pas de souci. J’attends une personne qui vient chercher du foin. Installe-toi pour l’instant sous les arbres, là où se trouve la grande table en bois. Quand j’aurai fini je viendrai te voir. Je n’en ai pas pour longtemps. Tu peux déjà débâter ton ânesse.
Cet endroit me plaisait, il y avait dans l’air, malgré la chaleur accablante, de bonnes vibrations comme on dit. Je m’y sentais bien, à mon aise. À croire que dans un passé lointain, une autre vie, j’avais habité ce lieu. Agréable et surprenante impression.
Près de moi, dans un enclos, il y avait une tribu de cochons laineux (à poils laineux effectivement) ou mangalitza en train de se disputer des aires convoitées de territoire. À chacun sa place et sa zone de pouvoir et de confort. Un seul ne semblait pas concerné par ces soubresauts intempestifs faits de poursuites, de couinements aigus et de grognements d’impuissance. Il était vautré de tout son long dans un immense et profond trou creusé dans la terre. Il était serein. Et à l’ombre de surcroit. C’était, soit le chef incontesté, soit le philosophe de la bande. Un peu plus loin s’ébattaient quelques poules à l’humeur joueuse et vagabonde. À proximité d’un immense tas de bois de chauffage, quelques lapins de blanc vêtus gambadaient en toute liberté… C’était insolite et rare ; à ne rien y comprendre.
Après le départ de la personne, Sébastien vient à notre rencontre. Il se dirige droit sur Cabotte, lui pose la main sur le dos sans prévenir, le lui masse, revient sur les postérieurs, remonte jusqu’à l’encolure, tourne autour d’elle, redescend sur les antérieurs, lui explore les oreilles. Il l’auscultait méticuleusement de la tête au pied, et pour finir il vérifie l’état de ses sabots. Cabotte ne bougeait pas, elle s’abandonnait sous les doigts magiques de cet homme. En général quand quelqu’un l’approche sur le côté et la touche sur le dos par surprise ; elle se crispe immédiatement, puis se ressaisit assez vite si elle se sent en confiance. Sinon elle peut botter. Elle frappe dur et net. Là rien de semblable.
– Elle est en pleine forme et ses sabots sont impeccables. Elle est de très bonne constitution. Elle a juste un endroit un peu mâché par le bât. Rien de grave. Je vais lui appliquer un onguent assez gras de ma composition. Dans trois jours elle n’aura plus rien.
– Tu sais y faire avec les animaux. Cabotte t’a adopté tout de suite. Un coup de foudre. Je ne peux pas l’expliquer autrement. Je suis presque jaloux.
– C’est mon métier. Je suis un éleveur et dresseur de chevaux. Je déteste le verbe « dresser », dresser, c’est contraindre. Il y a quelque chose de laborieux et de douloureux dans le dressage. En un coup d’œil j’ai perçu le caractère de Cabotte. Une routine pour moi. Un animal, quel qu’il soit reste très méfiant de prime abord envers les hommes. C’est bien normal quand tu vois comment certains se comportent. Ce sont de vrais tyrans, des idiots avérés, des brutes épaisses. Ils ne comprennent rien. Ne savent rien, osent le n’importe quoi. Ils confondent autorité et autoritarisme. Ce dernier impose par la force, avilit ; rend fourbe et fuyant celui qui le subit ; les retours de bâton sont imprévisibles. Un cheval constamment battu, à bout, peut tuer un homme en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Sans prévenir. J’ai connu un éleveur maltraitant se faire démonter dans un box. Il s’en est sorti par miracle avec un bras cassé, des côtes enfoncées, des ecchymoses sur tout le corps. Il n’était pas beau à voir. Soi-disant que la jument était devenue folle. Mais qui donc l’avait rendue folle ? Etait-elle née folle ? Qui fallait-il emmener à l’abattoir ? La bête ou l’homme ? L’autorité est une autre paire de manche, elle ne se décrète pas comme un tour de magie. Elle s’acquière avec la connaissance, le respect, l’expérience, l’envie d’être ensemble et le partage. On se doit d’être crédible de ce que l’on exige de l’autre. Ce n’est pas à la portée du premier venu. L’autorité est charismatique et mobilisatrice d’énergie. Dire que l’on dresse un cheval est inapproprié. On devrait parler d’éducation. Ce serait plus correct. Avec un cheval, il est nécessaire d’être patient, d’évaluer quelles sont ses potentialités, ses peurs, quel est l’objectif à atteindre, quelle stratégie mettre en place, quelle pédagogie utiliser, à quel moment faut-il stimuler, insister ou au contraire lâcher prise pour reprendre ensuite une forme de tension, comment établir une relation réciproque de plaisir. Ce dernier point à atteindre est primordial pour composer un couple cheval/cavalier en harmonie. J’ai mis des années pour en arriver à ce niveau. C’est tout un dosage de gagnant, gagnant.
– C’est tout un art, repris-je.
– Plutôt un savoir-faire. La passion de son métier. Un plaisir. Une connivence entre deux entités différentes. Ce soir, je t’invite à manger, ne monte pas ta tente tu dormiras dans la chambre d’ami.

Le repas du soir fut très animé. L’intérieur de la maison est vaste et rustique, du solide, et là aussi je m’y sens bien. Il sait recevoir. Et je suppose qu’il reçoit souvent. Ça n’a pas l’air d’être un problème pour lui. Il partage ce qu’il a. Nous échangeons sur des sujets de société. Tout schuss. Sans échauffement. Celle-ci l’indispose, l’irrite et l’obsède au plus haut niveau par ses travers de surconsommation, de marchandisation globale des esprits et des cultures, de formatage intellectuel, de mimétismes sociaux, d’hypocrisie des politiques, de destruction massive de notre environnement, des lobbies prédateurs et cupides, etc. Un vaste programme. Son discours était sincère. Lui, s’il critiquait les acteurs de cette société avec véhémence, il avait fait un choix en vivant dans cet endroit. Il l’avait emménagé à son image, comme il l’entendait, suivant ses convictions et ses goûts. Il n’était pas reclus juste en retrait d’un système qui ne lui convenait pas. Il en voulait à la folie des hommes toutes catégories confondues. Il n’épargnait personne ou égratignait tout le monde ; de grands malades irrécupérables perdus dans une mouvance effrénée du toujours plus à n’importe quel prix au détriment d’eux-mêmes, de leur vie. Il prône l’autosuffisance, l’autarcie, c’est un adepte de la décroissance raisonnée et raisonnable. Il avait conscience des bons apports de la modernité. Il ne rejetait pas tout d’emblée comme un abruti écervelé. Il s’en accommodait sans se trahir sur le fond. Il savait où il allait, comment y allait et surtout avec qui. C’était un bel équilibre réussi. Il était sain sans le T à la fin.
C’était très intense et enrichissant ces échanges. Il était déjà tard, je lui pose encore quelques questions.
– Ne serais-tu pas un gilet jaune ?
– J’en ai le profil. Mais je ne peux complètement adhérer à leur histoire. Il y a de bonnes raisons à se révolter, mais est-ce suffisant ? À mon sens non. Quelles alternatives proposent-ils ? Aboyer à l’unisson suffit-il à changer radicalement une société malade d’elle-même ? Avons-nous toutes les bonnes données ? Ou celles qui abondent à nos intérêts immédiats ? Qui manipule qui et jusqu’où ? Et pourquoi ? C’est mal connaître la perfidie des hommes. C’est juste un avertissement aux élites et aux dirigeants de ce monde. À ceux qui détiennent le vrai pouvoir de l’argent acquis bien trop souvent sur le dos des autres. Tu sais à quoi rêvent certains gilets jaunes ?
– À une meilleure répartition des richesses, à plus de justice sociale, à un salaire décent, à un toit, à une assiette pleine, à une perspective d’avenir, à de la reconnaissance. Que sais-je encore ?
– Oui tout cela est vrai pour une majorité d’entre eux. Surtout les sympathisants non déclarés et non affublés d’un gilet jaune. Comme moi. C’est indéniable, défendable, louable et souhaitable. Ils doivent se faire entendre et être entendus. Là où je tique c’est quand certains se battent pour accéder à une société de surconsommation. En réalité, ils veulent (je ne suis pas un facho réactionnaire) ressembler aux autres soi-disant mieux lotis qu’eux ; eux aussi peuvent ramer. Ils en veulent toujours plus. Le « plus » engendrant un autre besoin tout aussi coûteux que le précédent, pour combler leurs frustrations de consommateur chronique. Leur solitude. Ils se disent victimes des autres, malchanceux, alors qu’ils sont prisonniers d’eux-mêmes et de leur addiction. Ils sont bruyants même s’ils sont minoritaires. Ils attendent trop des autres mais pas assez d’eux-mêmes. À mes yeux ceux-là décrédibilisent le mouvement. Je prône une forme de décroissance pour vivre heureux avec ce que l’on possède. Je ne roule pas sur l’or mais je vis bien. J’ai l’essentiel. Je travaille pour cela. Je dors bien. J’ai la chance d’aimer mon travail. Je n’en souhaite pas plus. Je suis bien comme je suis. Je n’emmerde personne. J’exige que l’on me foute la paix. Il se mit à rire content qu’il était de sa démonstration mûrement réfléchie. Ce n’était pas son premier essai. Ce qu’il me disait me parlait. Je trouvais son raisonnement pertinent. Ça avait le mérite d’être pensé et surtout dit. Peu de personnes disent ce qu’ils pensent vraiment ! Il ne cherchait pas à me convaincre. Il s’en foutait. Il vivait sa vie comme il l’entendait. Il était libre.
Une chose me titillait. J’avais vu en arrivant des lapins blancs sautillant allègrement aux abords d’un grand tas de bois. Je trouvais cela incroyable. Je lui demande.
– C’est la première fois que je vois autant de lapins en liberté se balader sans s’effrayer. Ce n’est pas risqué ?
– Ils sont chez eux. À la moindre alerte ils rentrent se protéger sous le tas de bois. Personne ne peut les déloger. Dans la nature les lapins de surcroit blancs ne peuvent vivre bien longtemps. Ils sont trop visibles, ce sont des proies faciles pour les prédateurs air-sol. D’ailleurs tu n’en trouveras pas, ils se sont adaptés en se camouflant sous un pelage plus sombre. Darwin pourrait le confirmer par son évolution des espèces. Ces lapins blancs sont des anomalies génétiques !
– Et toi comment fais-tu pour en attraper un pour ta propre consommation. Ils ont l’air en bonne santé.
– Rien de plus facile. J’appelle un copain équipé d’un fusil ; dès qu’un bien en chair, à point, pointe son nez, il appuie sur la détente. L’affaire est classée.
– Effectivement c’est rapide et efficace.
Nous terminons la soirée en écoutant sur son ordinateur un chanteur nommé Damien Seaz. Un auteur compositeur interprète de rock alternatif s’étant éloigné volontairement des médias et du show-biz. Ce n’est pas sa tasse de thé. L’artiste se donne à fond sans fioritures, ni compromis ni mensonges, nu, alliant douceur et embardées virulentes, répits de poésie et émotivité. De beaux textes. Ce fut pour moi une découverte. J’avais par ce biais mieux cerné et complété ce que me disait Sébastien. Je peux me tromper, mais celui qui te montre ce qu’il aime sans pudeur dévoile une partie de lui-même. Ce fut un bon résumé de ce que nous avions vécu. Une belle soirée.
J’ai aussi découvert une boisson réalisé par Sébastien : le kéfir. Il est très peu alcoolisé et obtenu à la suite de la fermentation de grains de kéfir dans du lait. C’est rafraîchissant et légèrement pétillant. Une simple et belle trouvaille.

dav

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