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Quand la mer vient à vous.

Le 03 Juin 2019 Avressieux.

Nous marchons depuis quelques heures déjà. Il fait chaud. Plutôt lourd. Cabotte a un coup de mou. Elle traine des sabots. Son encombrante et lourde tête semble se rapprocher irrésistiblement du sol. Je la sens un peu comédienne dans ces cas-là. Je rame comme il n’est pas permis. J’ai l’impression que l’on fait du surplace. Nous sommes en pleine léthargie. Les muscles ne répondent plus. Ne veulent plus répondre. Une chape de lassitude nous alourdit le corps et l’esprit. C’est assez pénible comme impression. Nous traversons l’autoroute Lyon Chambéry. Une modalité. Nous débouchons après un kilomètre sur un hameau de quelques maisons.
Arrive vers nous une dame pressée de nous rencontrer.
– Que puis-je faire pour vous ? Un peu d’eau pour votre âne ?
– Une ânesse des Pyrénées. Elle boit peu vous savez. Elle est difficile.
Je réfléchis un long moment puis lui annonce.
– Depuis ce matin nous n’avançons pas. L’énergie nous manque. Chaque pas est un vrai effort mental. Les jambes ne suivent plus la tête. Nous voulons aller de l’avant mais le corps s’y refuse. Le moral est en berne. Nous allons nous arrêter. Pouvons-nous rester dans ce coin ?
– Je vais demander à mon mari. Elle retourne chez elle. Quelques minutes plus tard elle nous fait signe de la rejoindre.
– Vous pouvez vous installer ici. Quant à votre ânesse vous avez un enclos pour elle. Elle sera bien. De plus il y a de l’ombre. Installez-vous. Avez-vous mangé ?
– Non.
– Quand il y en a pour deux. Il y en a pour trois. Installez-vous tranquillement. Je viendrai vous chercher quand tout sera prêt.
J’installe Cabotte dans son enclos. Elle est toujours prioritaire. Je laisse tous les bagages en tas. Je verrai plus tard pour tout ranger. Je défais juste ma tente pour quelle prenne le soleil et enlever ainsi toute trace d’humidité. Elle vient me chercher pour manger.
J’entre dans une sorte d’appentis fourretout. Son mari m’attend. Il lisait son journal. Il me dit bonjour et sans tarder m’informe des règles du lieu.
– Ici c’est chez moi. Je fais ce que je veux. Je fume, je bois, je mange, je bricole. Je me sens très bien dans cette pièce. C’est un peu le bordel mais je m’y retrouve très bien. C’est mon antre. N’y rentre que celui que j’invite.
Je mesure alors la chance que j’ai.
– Vous voulez boire quelque chose ? J’ai de la bière.
Je prends une bière. Sa femme prépare à manger juste à côté de nous. Dans cette pièce unique on y trouve plein de choses allant de l’outillage divers, aux bouts de ficelle épars, en passant par des planches inégales sommairement rangées, des bidons d’huile et de gasoil, des journaux, revues, etc. Plus le nécessaire pour subvenir au quotidien : un poêle pour l’hiver, une table en bois fatiguée et quelques chaises bancales. Une bonne et délicate odeur de cigares imprègne l’ensemble du décor. On s’y sent bien. Cela peut paraître étonnant.
Le soir, ils rejoignent leur maison pour plus de confort. J’ai l’impression que c’est l’endroit de Madame. Les règles y sont plus strictes. Je suppose. Je me suis bien abstenu de leur demander.
Il parle peu. Il faut presque lui arracher les mots. Sa femme est plus avenante. Mais elle reste légèrement en retrait. Ici, ce n’est pas chez elle, mais bien chez lui. C’est son territoire. Il tient à y rester le maître. Globalement personne n’oserait le contrarier dans son repaire. Il s’y sent très bien.
Le repas est silencieux entrecoupé par quelques rares questions concernant mon histoire. Ce silence entre deux questions m’incommodait. Je me demande ce que je fais là. Une pièce rapportée pas à sa place. Je ressens un malaise encombrant et inexplicable sur le moment. Comme si j’avais peur du vide. Ce fameux vide qu’il faut combler au plus vite. Mais peu à peu l’ambiance se détend. Elle est plus curieuse que lui ce qui met tout le monde en confiance.
Il était chauffeur routier durant toute sa vie professionnelle. Il n’avait eu qu’un seul patron. Celui-ci est devenu à la longue quelqu’un d’assez proche. Un exploit pour moi. Des kilomètres, il en avait plein le compteur. Mais venir des Landes jusqu’à chez lui à pied relevait de l’impensable. Il était admiratif surtout quand je lui ai annoncé que j’étais parti fin février et n’étais pas encore arrivé au tiers de mon périple.
– Bon courage, m-a-il dit.
Parole déliée, ils m’apprennent qu’ils ont une passion commune. La pêche à la ligne en eau douce : la carpe. La fameuse carpe tant prisée. Aucun mystère pour eux. Ils ont gagné de nombreux concours. Ils étaient devenus concurrents au fil des années. Ils étaient connus et redoutés des spécialistes. Ils aimaient les ambiances de fête et de camaraderie qui y régnaient. Surtout dans les campings. Des agapes et des excès à ne plus en finir. Ils étaient jeunes et plein d’énergie. Des soirées mémorables à rester sur place. Aujourd’hui à la retraite ils sont moins motivés pour ce genre d’activité.
J’ai droit en fin d’après midi à une visite guidée de son local où il entrepose ses cannes à pêche. Chaque ligne a sa spécificité et rangée à sa place. Certaines cannes valent plus de deux mille euros. Quand on est passionné on ne compte pas. Il y a de l’ordre et de la méthode. Rien à voir avec sa tanière. Un paradoxe.
En montant ma tente je casse un arceau. Il était dangereusement tordu et devait casser un jour ou l’autre. Je dois réparer. Il me fallait un tube pour l’enfiler dans l’arceau jusqu’au point de rupture. Elle m’apporte une vieille canne à pêche creuse en carbone. J’en scie une section et la positionne. Ça reste fragile. Alors je l’entoure d’un scotch très solide et indéchirable. Lorsque je place l’arceau sur la tente ma réparation ploie mais ne casse pas. Une chance. Elle ressemble à une fracture mal réduite (une bosse) et consolidée par un emplâtre maladroit mais suffisant pour durer le temps de recevoir un autre arceau. Enfin j’espère.
Le soir ils m’invitent encore. Ces gens donnent et partagent ce qu’ils ont. Ils le font parce qu’ils en ont envie. C’est naturel chez eux. Cette générosité me touche.


Comme tous les soirs je vais rendre visite à ma Cabotte. Elle me retient encore un instant pour me dire.
– J’entends la mer.
– La mer ! Cabotte tu dérailles. Il n’y a pas de mer. La mer est bien loin.
– Puisque je te dis que j’entends la mer. Elle est là à deux pas de nous. Les vagues sont grosses et bruyantes.
– Cabotte tu es tombée sur la tête.
– Tu ne me crois pas. Je suis folle n’est-ce pas ? Toi aussi tu le penses.
– Ne te fâche pas ma Cabotte. La mer est à des centaines de kilomètres d’ici.
– Ferme les yeux et écoute. Tu verras.
J’obtempère, juste pour lui faire plaisir. Elle doit avoir des raisons pour insister ainsi. Je ferme les yeux, retiens mon souffle et écoute. Effectivement j’entends la mer. Une mer déchaînée et hystérique à deux pas de nous. Je suis sidéré.
– Je te l’avais dit.
– Merci ma Cabotte. La mer que j’entends c’est bien l’autoroute. Elle est à deux doigts de notre campement. Tu savais que c’était l’autoroute ma Cabotte ?
– Bien sûr que je savais. Mais j’entendais la houle de la mer. C’est à si méprendre. Il suffit de faire un effort. Les vagues naissent et s’estompent en une respiration irrégulière mais apaisante. C’était plus agréable pour moi. J’imagine que pour toi ce sera la même chose.
– Grâce à toi je vais bien dormir. La plage est juste derrière la haie. Bonne nuit ma Cabotte.
– Merci ô mon bon Maître.
Cette nuit j’ai oublié que nous étions si près de l’autoroute. J’ai dormi comme un ange. La mer me veillait dans mon sommeil profond.

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