Le spleen de Cabotte.
Le 16 Septembre 2019 Valprivas.
Encore une belle journée ensoleillée. Nous voilà à Valprivas. Je rencontre l’adjoint au maire, il me trouve un bel endroit pour la nuit. Me voilà donc près du stade en dehors du village. C’est magnifique, j’ai une vue reposante à cent-quatre-vingts degrés devant moi. Nous sommes sur le bord du plateau de Chalencon. Jean-Claude m’autorise à utiliser les vestiaires récemment inaugurés pour l’équipe de foot locale. Il me passe les clés. Je les lui rendrai le lendemain. Les installations sont neuves et pratiques. J’ai à ma disposition, deux vestiaires, le local pour l’arbitre et au moins huit douches n’ayant pratiquement jamais servis. Je vais pouvoir me récurer du sol au plafond. Une aubaine. J’en profite aussi pour sécher ma tente très humide.
Je regardais Cabotte. Elle était de l’autre côté du stade, derrière les barrières, sur une langue de verdure, à l’ombre. Je la trouvais comme perdu, elle ne bougeait pas, la tête basse, signe que quelque chose ne tournait pas rond. Je vais la voir, lui apporte un complément alimentaire et quelques pommes. Elle adore les pommes. Elle ne veut pas manger. Elle regarde sans voir ! Elle qui dévore tout ce qu’elle trouve ou dépasse… Le moindre brin d’herbe peut la faire réagir.
– Que t’arrive-t-il ma Cabotte ? Tu es comme bizarre aujourd’hui. Tu n’es pas la Cabotte que je connais.
Elle ne répond pas. Sa lourde tête semble attirée par le sol. Elle ne bouge même pas les oreilles quand je l’interpelle. Elle reste immobile. Je suis inquiet. Je hausse le ton, juste pour la secouer. Elle daigne alors relever la tête. Elle me regarde de ses yeux ronds et bien noirs : pas une once de vie y scintillait. Rien que le vide d’une insondable tristesse.
– Ah ! C’est vous ô mon bon maître. Je ne vous ai pas entendu arriver.
– Ma douce Cabotte, je te sens pas bien dans ta tête, ni dans ton corps ni sur tes sabots. Dis-moi, que t’arrive-t-il ? N’es-tu pas malade ?
– Non. Rien de bien grave, ô mon bon maître. J’ai le cafard ; il m’est tombé dessus comme une averse surprise en plein mois de mars. C’est terrible. Il s’imprègne en moi ; m’enveloppe. Je suis lasse. Prisonnière.
– Lasse de quoi ma Cabotte ?
– Je n’en sais rien.
– Tu t’ennuies ?
– Non, non, rien de cela. Il n’y a pas d’explications. C’est comme cela.
– Tu veux changer de Maître, de coéquipier, de compagnon de route ? Tu en as marre de ma tronche ?
– Non, ô mon bon Maître. Non. Je suis heureuse de vous savoir près de moi. Rassurée même. Je sais que vous vous préoccupez de ma santé. Vous êtes très attentionné. Je n’ai pas à me plaindre de vous. Vous n’êtes en rien responsable de mes états d’âme. Je n’y comprends rien moi même. C’est tout. Ce n’est que passager.
– Comment puis-je t’aider pour te rendre ta légèreté, ta joie de vivre ?
– Je ne sais pas moi. Je n’en ai aucune idée. Faites-moi rire. Oui, oui faites moi rire. C’est de cela dont j’ai le plus besoin en ce moment. Le rire est une bonne chose pour moi. Je ne ris pas assez. Je crois.
– As-tu une idée de comment je dois m’y prendre ?
– À vous de voir. Vous avez certainement une solution derrière la tête.
– Aucune. J’ai beau chercher, aucune ma Cabotte.
– Alors lâchez-vous. Dansez, si vous voulez. Oui dansez. Une belle danse. Du n’importe quoi. Un truc de ce genre.
Me voilà engagé dans une immense gestuelle désarticulée digne des meilleures danses préhistoriques. J’émis des sons gutturaux allant du grognement primaire ou primitif à la plainte longue et effrénée complètement désaccordée, ponctuée par quelques surprenants et désagréables cris aigus. J’ignorais que je pouvais improviser une telle chorégraphie. Cabotte fut prise, après une période atterrée, d’un braiement désopilant à s’en battre les flancs. Elle s’en retroussait les généreuses babines jusqu’aux naseaux, laissant apparaître une belle et imposante dentition. Tout son corps subissait des soubresauts anarchiques à se rouler parterre. J’exagère à peine. Je m’arrêtai brutalement en exécutant un ultime et maladroit entrechat. J’étais à bout de souffle ; mais satisfait de ma prestation et des effets sur Cabotte.
– Ô mon bon Maître vous avez du talent. Quelle incroyable énergie ! Quel beau saut ! Quel final !
– Je suis exténué. Je me suis bien défoulé.
– Vous avez réussi à me sortir de ma léthargie. Merci ô mon bon Maître. Merci. Quelle rigolade. J’en ai encore mal aux côtes. J’en pleure de bonheur.
– Je suis enfin rassuré ma douce Cabotte. J’ai eu vraiment peur.
– Ne craignez plus rien ô mon bon Maître. Maintenant je suis revenu sur pied.