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Le message d’Aya est aujourd’hui d’actualité.

Le 19 Août 2019 Montromble-Autun.

Une reprise tranquille sur des sentiers faciles et sans surprises.

Rien de particulier à signaler. La routine dirais-je. Cela ne m’empêche pas de cogiter. Je suis libre. J’apprécie ces moments en essayant de les inscrire durablement dans mon subconscient. Ce sont des instants précieux dont j’espère en tirer un profit ou une analyse lorsque je terminerai mon périple. Ces instants intimes de conversation avec moi, en moi participent d’une façon ou d’une autre à penser le monde, à le concevoir, à l’imaginer, à l’apprécier tel qu’il est, à l’appréhender avec intuition, à le modeler à ma convenance, à le refaire sans prétention, à l’espérer autrement. Une gymnastique cérébrale titanesque et laborieuse. Un acharnement à vouloir comprendre un monde dont les contours me semblent fuyants et le contenu, flou, fluctuant, inconsistant et terriblement suggestif et relatif en somme. Un casse-tête bénéfique à mon sens; à moins d’être un autiste volontaire plongé dans des absences chroniques de délivrance. Tout cela pour dire que je ne m’ennuie jamais. Je m’occupe à bon escient. Tout en sachant, hélas, que je ne ferai pas de miracle sociétal (rien qu’en marchant dans…ma tête) ; en musclant mes idées par des exercices contradictoires, en ventilant mes troubles les plus loufoques, etc. Un entraînement pour moi quotidien de mise en route. Je m’en amuse le plus souvent. Et chasse de temps en temps ces idées obsédantes ou saugrenues d’un revers de la main juste pour reprendre mon souffle. Mon esprit. Ma réalité du moment.

Nous sortons d’un long chemin forestier lorsque j’aperçois une des premières maisons isolées de Montromble. Je tombe sur Jean-Paul sortant de chez-lui. Il m’interpelle.
– Vous venez de loin ?
– Des Landes ?
– Des Landes ! Vous allez où ?
– Je retourne dans les Landes. Dans mon village de Banos.
– Vous n’êtes pas encore arrivé. Je ne comprends pas. Vous êtes passé par où ?
– Pour faire simple et rapide. Je suis parti de mon village, remonté vers Toulouse, puis les montagnes du mont d’Orb, les Cévennes, l’Ardèche, traversé le Rhône, remonté le Vercors, la Chartreuse, le Jura, les Vosges jusqu’au Ballon d’Alsace, puis descente vers le plateau de Langres, la Bourgogne, chez vous, ensuite le Puy-en-Velay, retour mi-novembre dans les Landes.
– Ce n’est pas une balade de tout repos. Vous marchez combien par jour ?
– C’est variable suivant mes humeurs du jour et la météo. En gros de 4 à 6 heures par jour à 3 km heure. Je parcours entre 70 et 90 kms par semaine. Ce qui n’est pas en soi un exploit sportif. Ce n’est pas ce que je recherche. Je voyage lent mais sûrement dans un bon rythme régulier pour ne pas y laisser toute mon énergie et respecter la santé de Cabotte, ma douce sherpa adorée.
– C’est formidable ce que vous avez fait. Je vous propose de rester pour la nuit.
– Je veux bien. Je suis en autonomie. Je peux planter la tente. Mais il me faut un endroit pour ma Cabotte avec un peu d’herbe.
– Notre voisine est agricultrice. Elle se fera un plaisir de l’héberger dans un enclos. Elle est sympa. Il y a de place. Plus qu’ici. Je vais le lui demander. Venez à la maison.
Nous voilà dans la salle à manger à discuter de mon histoire. Très rapidement Marie-Pierre me proposa de casser la croûte avec les moyens du bord. Il était déjà plus de quinze heures.
– Nous allons nous absenter ce soir. Je vais vous préparer quelque chose et surtout vous faire goûter ma tarte aux prunes mirabelles.
Je suis donc resté seul. Tout était bon, les tomates, jambon, etc. J’ai appris à aimer ce que l’on me donnait. Les saveurs sont exceptionnelles quand elles savent se faire attendre. C’est ainsi qu’une tomate quelconque en temps normal (lorsque nous mangeons plus par réflexe que par faim évidente) devient (en période de disette, ici éphémère) le fruit (oui, c’est un fruit) le plus surprenant et apprécié même sans l’aide d’un exhausteur de goût. En résumé, plus tu es rassasié, moins ce que tu manges a de l’intérêt pour toi. Tout comme l’eau que tu bois sans soif réelle. La rareté nous amène à plus de conscience de ce que nous consommons. Pour étayer ce constat, je vais vous conter (je ne puis m’en empêcher) l’histoire d’Aya un Ivoirien vivant en France depuis de nombreuses années. Un jour, il m’invite dans un restaurant Africain situé dans un quartier cosmopolite et populaire du 17ème arrondissement de Paris. Nous commandons un poulet braisé accompagné de banane plantain et de deux boulettes de riz. Un plat simple et bien sûr épicé. Le plat arrive. Tout de suite je me jette comme un affamé sur le poulet. Aya ne semble pas très pressé. Je m’arrête d’un coup, je vais l’attendre. Je ne suis pas un rustre. J’ai encore quelques principes. Il observe religieusement et longuement son assiette. Le silence règne. J’ai cessé de parler, de lui parler. Je regarde. Enfin il se décide. Le voilà qui se met à décortiquer avec minutie ses morceaux de poulet. Une incroyable découpe chirurgicale. Ensuite il commence à manger par petites bouchées bien calibrées et pesées. Il mastique à l’infini, déglutit en fermant presque les yeux. Cette façon caricaturale de manger me rend dingue. Je ne cherche pas à l’imiter. Je n’y arriverai pas. J’ai trop attendu. Ça refroidit ! Je me rattrape; et en peu de temps j’engloutis mon plat. Je relève la tête. Il était loin d’avoir terminé. Il continuait à manger sans se presser. Il m’ignorait totalement ! Je n’existais plus ! Pas complètement. Puisque de temps en temps, il se versait un verre de vin et n’oubliait jamais de m’en proposer un. C’était sympa. Un intermède. Ensuite il reprenait avec toujours autant de précaution et de délectation. À la fin il reprit un à un chaque os du poulet et les récura à la perfection. Il ne restait plus rien de la chair autour des os. Il en avait même rogné les cartilages avec acharnement. Ensuite, il nettoya son assiette jusqu’à la rendre propre, prête à resservir. Pour clore le spectacle, il y aligna à regret les os. C’était hallucinant. Il semblait satisfait du résultat. Il ne restait plus que les os. Il me regarda enfin et se mit à rire bruyamment comme savent si bien le faire les Africains ; avec désinvolture, innocence et une joie de vivre débridée à transformer leur visage. Il m’adressa enfin la parole.
– Je sais ! Je sais ! C’est plus fort que moi, je suis long, exaspérant lorsque je mange.
– C’est sûr, tu n’es pas le plus rapide que je connaisse. Mais j’admire la façon dont tu nettoies les os et ton assiette. Rien à dire. Nikel chrome.
– Oh ! Tu sais, quand tu n’as presque plus rien à manger, tu voues à la nourriture un profond respect. Tu es content lorsque tu peux avaler quelque chose. N’importe quoi. Un peu de riz parfois te comble pour la journée. Je l’ai vécu lorsque j’étais dans mon village.
– C’est tout à ton honneur. Je suis admiratif.
– Vous les occidentaux, vous ne mangez pas, vous vous remplissez à l’excès jusqu’à ne plus en contenir. Vous vous empiffrez sans raison. Vous ne parlez pas de nourriture, mais de bouffe. D’ailleurs, vous en laissez la moitié dans l’assiette ! Quel gâchis ! C’est vulgaire ! Non ?
– Tu as raison de me le rappeler. J’ai toujours mangé à ma faim. Nous sommes des nantis. Nous ne nous rendons plus compte de la chance que nous avons. Je m’en souviendrai. Merci Aya.
Depuis ce jour-là j’évite de parler de bouffe, mais de nourriture. Manger c’est se nourrir à bon escient. Apprécier c’est respecter la nourriture. Remercier, c’est se souvenir.
Je me réveille dans la nuit. Je ne sais pas l’heure qu’il est. J’ai une drôle de sensation. J’entends une sorte de frottements feutrés et réguliers près de la tente. Des frottements : pas vraiment. C’est impossible à identifier. Ce n’est pas un animal. La nuit les animaux sont actifs. Ils bougent nerveusement, chassent, broutent, se retournent, coïtent violemment, fuient l’ennemi, commettent des crimes de survie. Ça venait toujours du même endroit. C’était très intriguant. Ce ne pouvait être Cabotte, elle était trop loin. Je sors de la tente, tends l’oreille à me distendre le cou, cherche dans l’obscurité un indice pouvant m’indiquer d’où provient ce bruissement si léger et discret. Immobile. Enfin je crois deviner. C’est derrière la clôture, à deux pas de la tente, dans le champ jouxtant la propriété où je me trouvais. J’allume d’un coup ma lampe frontale pour essayer de surprendre cet éventuel intrus. Que vois-je ! Un amas de quelques vaches agglutinées en train de se reposer. Elles sont couchées les pattes repliées. Je repère enfin la vache coupable de mon dérangement. Elle respirait lourdement atteinte d’un profond sommeil. Elle n’a pas bougé d’un centimètre, occupée qu’elle était à se laisser sombrer dans un autre monde. Je la soupçonne de rêver. J’éteints ma lampe pour ne plus déranger les vaches. Elles ne se sont pas enfuies. Elles ont veillé à mon sommeil jusqu’au matin. Je me sentais rassuré.

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