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Chez Juliette

Le 31 Juillet 2019 Lecey.

Le chien s’est tu, lorsque le propriétaire l’a enfin rentré chez lui. Le silence et la paix sont alors revenus. Il était temps. Je devenais de plus en plus nerveux. La nuit fut très agitée. Je ne cessais de me réveiller sans raison apparente. Cabotte, elle aussi, bougeait beaucoup. Elle ne dormait pas non plus. Elle veillait. Cela m’intriguait beaucoup. J’ai jusque là passé de bonnes nuits réparatrices. Mais là rien à faire. La nuit fut longue. Interminable. Dès que j’ai aperçu les premières lueurs du jour je me suis levé. J’étais comme soulagé.

Nous sommes partis à sept heures du matin bien contents de quitter ces lieux.

Je me demande ce qui avait pu nous perturber autant. De mauvaises vibrations dans l’air. Pourquoi pas. Il y avait quelque chose d’irrespirable. Une appréhension légère en suspension ? Une présence gênante et sans forme.


Nous étions motivés, peu à peu les choses redevenaient normales. Au bout d’une heure de marche environ nous nous engageons dans un sentier forestier ressemblant à rien tant les branchages s’entremêlaient dans un fouillis innommable nous laissant à peine le passage. Arrivés en bas un ruisseau nous barrait la progression. Il y avait un peu d’eau mais qui courait, rien d’insurmontable à mes yeux. Je voyais que Cabotte n’était pas de mon avis. Je le sentais à la voir rétive aux moindres de mes gestes l’encourageant à traverser. Elle tirait sur la longe.
– Ma douce Cabotte ce n’est pas grand-chose à traverser. Un ruisseau, si peu large si peu profond. Une formalité pour toi. Tu en as vu d’autres bien plus effrayants. Allez viens, regarde ce n’est rien. Descends un peu plus. Je t’en supplie fais un effort.
Elle me regarde avec des yeux incrédules, bien ronds et bien noirs. Elle doute. Elle est comme pétrifiée. Elle redoute ce passage, surtout la petite descente qu’elle doit effectuer pour remonter de l’autre côté. J’ai beau l’encourager rien à faire. Je parlemente, je négocie, je lui démontre la non dangerosité de ce gué en le traversant à plusieurs reprises. Elle avance de deux pas et recule de trois. Je commence à perdre patience. Elle s’immobilise. J’ai beau tirer sur la longe désespéramment, elle se fiche de plus en plus au sol de ses quatre membres raidis. Elle attend placide que la foudre lui tombe sur la tête.
– C’est quand même simple Cabotte. Tu commences à me plaire sérieusement. J’en ai marre. Si tu continues à t’obstiner comme cela, sans raison, je vais utiliser la manière forte.
– Ca y est ! On y vient ! Nous y voilà. La manière forte. Vous me décevez Ô mon bon Maître. Vous qui prônez l’écoute et la tolérance à tout bout de champ, vous êtes incapable de l’appliquer pour vous-même. Ce ne sont que des mots et des concepts vides de sens. De vains mots en quelque sorte pour vous donner l’illusion que vous êtes différent des autres. Escroquerie des humains. Foutaise. Vous n’êtes pas mieux que tous les autres. Je vous haïrais presque si je ne me l’interdisais pas. J’ai tant appris de vous ! Cette fois-ci sera un NON définitif. Il y a trop de danger. C’en est trop pour moi. Faisons demi-tour. L’affaire sera classée une fois pour toute.
Mon sang ne fit qu’un tour. Je saisis un morceau de bois qui traînait par terre et lui balançai de toutes mes forces sur son postérieur. Il se brisa en deux ! Surprise, Cabotte fit un bond, s’élança sur le côté pour s’immobiliser dans un enchevêtrement de broussailles et d’arbustes. Elle était prisonnière comme une proie dans une toile d’araignée. Il lui était impossible de réaliser un demi-tour. Le bât avait bougé et le chargement penchait d’un côté. Nous étions dans de beaux draps. Comment se sortir de ce bourbier ? J’ai réussi mon coup ! Dois-je être fier du résultat ? Je commence à me dire que je suis un abruti pour ne pas dire autre chose. Encore une fois je regrette mon impulsivité. Un Maître digne de ce nom perdant sa lucidité ou tout contrôle ne peut être crédible auprès de son élève. En l’occurrence ici c’est ma Cabotte. Et je l’aime ma Cabotte. Je vais devoir la reconquérir. Je me sens mal. Très à l’étroit dans mon estime. Mon acte de violence est irresponsable. Avec Cabotte ça ne marche pas. Elle se braque et vous laisse dans votre embarras. Elle ne bouge plus. Elle attend. Elle m’attend.
À l’aide de mon couteau-scie j’enlève tout ce qui l’empêchait de se dépêtrer de cette nasse inextricable de végétation. Une bonne demi-heure de boulot ! Elle ne bouge pas. Je la débatte. Elle ne bouge pas. Elle recule enfin sur quelques mètres et fait demi-tour instinctivement pour se positionner dans le bon sens. Il nous faut revenir en arrière. Elle me montre la direction à prendre. Je ne discute plus. J’ai compris son message. Elle m’attend impassible. Je lui masse le dos et l’encolure. Elle ne bouge pas. Je lui caresse le bas ventre. Elle ne bouge pas. Ici la parole a perdu de sa superbe. Chacun sait ce que l’autre pense. Le silence est suffisamment parlant et appréciable.
Je la bâte avec précaution et attention. Elle ne bouge pas. Elle attend. Je passe devant, elle emboîte aussitôt mon pas, naturellement sans un regard vers moi. Elle a décidé de me suivre sans batailler. Elle est soulagée. Je le suis aussi. Une réconciliation est amorcée.


En chemin un couple nous arrête. Christiane et Jean-Marie m’invitent à prendre un petit déjeuner avec eux. Je me laisse tenter. J’ai subitement faim. Je n’ai rien mangé depuis le départ ou plutôt notre fuite. Un bon café devrait me retaper. Une invitation sympathique et très appréciée. Nous repartons heureux de nous retrouver comme avant notre péripétie contrariante. J’ai l’impression que Cabotte met du cœur à l’ouvrage. Elle aussi a peut-être des regrets de velléités face à son refus de traverser. Je ne sais pas. Et ne souhaite pas savoir. Je refuse de me triturer l’esprit.
Nous arrivons à Lecey dans la bonne humeur de nos implicites retrouvailles. J’aperçois une sorte de bistrot atypique, le seul du village m’a-t-on dit. C’était « Chez Juliette ». Je décide de m’arrêter pour une pause ou plus. Je n’ai rien de défini dans ma tête. Je vais bien voir ce qui se passe. Une dame en sort et commence à fermer la porte d’entrée à clé. Elle nous repère et s’excuse de devoir partir. Elle a un rendez-vous important. Elle va s’absenter et revenir vers dix-sept heures. Elle ne peut pas avant. Elle nous regarde longuement puis me demande.
– Vous venez de loin comme ça ?
– Des Landes, nous marchons avec ma Cabotte depuis déjà cinq mois.
– Cinq mois ! Est-ce possible ?
– Je crois que oui. Demandez à ma Cabotte, elle vous confirmera ce que je viens de vous dire.
– Je n’ai pas besoin. Je vous crois sur parole. Mais où comptez vous aller ce soir ? Il n’y a pas grand-chose à faire dans ce village.
– Je veux bien m’arrêter ici dans la mesure du possible. Si je ne trouve rien nous irons plus loin. C’est tous les jours comme cela.
– Vous êtes bien courageux. Ecoutez, j’ai une solution pour vous. Voilà j’ai un terrain derrière le bar vous pouvez vous y installer. Il y a beaucoup de place. Venez. Je vais vous montrer.
Le terrain me plait et correspond à mes attentes.
– Je vous laisse la porte arrière du café ouverte. Vous avez des toilettes et vous pouvez vous servir quelque chose si vous voulez. Je m’en vais. Quelqu’un viendra ouvrir un peu plus tard. À ce soir.
Elle m’a laissé sur place. C’était du spontané. Une confiance totale.
Je décide de me reposer. Je déroule mon tapis de sol. Je m’endors sous un arbre dans les minutes qui suivent. La nuit passée n’avait pas été très agréable et la « lutte matinale » avec Cabotte épuisante. J’y avais laissé quelques plumes et un peu d’autorité…
Des gamins (un garçon et trois filles) très curieux sont venus me voir. Ils me posaient des tas de questions sur Cabotte et notre voyage. Une des filles, une blondinette, la plus dégourdie et aventureuse, me dit :
– Nous nous ennuyons beaucoup. Ici, il n’y a rien à faire. Si vous voulez nous pouvons monter votre tente. Ce ne doit pas être très difficile.
– En effet ce n’est pas très compliqué quand on a l’habitude. Si vous voulez je vais vous apprendre. C’est comme un jeu de construction grandeur nature. Je vais vous aiguiller. Mais avant tout c’est vous qui allez deviner comment faire.
Les voilà en activité. Je les laisse réfléchir. Ça les amuse et moi aussi. Ils découvrent par eux-mêmes le rôle de chaque élément de la tente. Je leur donne juste des conseils pour le montage. Ils sont très attentifs et doués. Ils comprennent vite. Au bout de trois quarts d’heure la tente est debout. J’ai juste enfoncé deux sardines récalcitrantes car le sol était dur et caillouteux. Le résultat était satisfaisant. C’était du travail en moins pour moi. Un divertissement aussi.
– Je vous remercie. Vous avez été efficaces. Est-ce que ça vous direz de vous balader avec Cabotte dans le pré ?
– Oui. Oui. C’est super. On pourra monter sur son dos ? Moi. Moi. En premier. Non, c’est moi. J’ai demandé avant. Pousse toi de là, c’est pas juste, etc. Ils se chamaillaient comme savent le faire les gamins à cet âge. Seul le garçon n’était pas très à l’aise. Il ne semblait pas très téméraire et attendait de voir la suite. Il restait en retrait. Néanmoins il cherchait sa place au milieu de toutes ces filles.
Je leur explique que Cabotte n’est ni un vélo ni une mobylette ni une extraterrestre. C’est un animal. Une ânesse. Il faut lui parler. Message reçu par tous cinq sur cinq. Il fallait calmer les ardeurs des uns et des autres. Chacun à tour de rôle la brossait avec délicatesse et respect. Elle avait droit aussi à des câlins et des bisous en pagaille. Elle se laissait faire, satisfaite par tant d’attention. Ensuite ils m’ont aidé à la bâter. Une fois prête, par équipe de deux, ils se sont baladés en veillant que tous aient le même temps d’occupation sur le dos de Cabotte ou à côté d’elle à la longe. Chacun à son tour. Ils se gérèrent à merveille et dans la bonne humeur. Une équité fut établie sans que je n’aie eu à intervenir. Qui a dit que les gamins font n’importe quoi, n’importe comment, n’importe où? Qui ? Ils savent organiser leurs jeux sans nous. Laissons les tranquilles de temps en temps.
En fin d’après-midi le bar fut ouvert par une personne connaissant la propriétaire. Je décidai d’aller boire une bière. Celle-ci clôture une fin de journée bien remplie. Elle est toujours très attendue (lorsque cela se présente) et appréciée comme il se doit.
Lorsque j’entre dans la grande salle j’eus comme une hallucination. J’ai cru me retrouver dans un décor sépia des années 1950. Rien n’avait vraiment changé si ce n’est la vétusté du mobilier. Des tables bancales, des chaises dépareillées, un sol constitué de planches disjointes, usées et polies par endroits par des milliers de semelles sur plusieurs décennies. Sur les murs jaunis de nicotine (on fumait alors sans retenue) de vieilles affiches défraichies et quelques photos écornées retraçant l’ancien temps pas si lointain en réalité. On mesure alors l’évolution de notre société à travers tous ces lambeaux de souvenirs accrochés aux murs. Dans ce désordre harmonieux on se sent à sa place dès que l’on y pose un pied. Effets garantis d’un autre monde. Une autre histoire.
Un jeune homme vint à ma table pour discuter. Il était impressionné par notre périple. Il me paya mon verre. Il y tenait vraiment. C’était pour lui un honneur.
– Vous savez j’aimerais moi aussi partir comme vous le faites. Je n’en ai pas le courage. J’ai peur de l’inconnu. Il me faut un minimum de confort et de repères. C’est triste, mais c’est comme cela. J’ai à peine trente ans et je suis vieux en dedans. Les jours passent et je reste planté chez moi dans mes habitudes. J’admire ceux qui osent, qui font. Je vous envie.
– Partir n’est pas facile. Je me suis fait violence. Je ne voulais pas me trahir. Après quelques jours de marche, j’ai su que c’était devant moi que les choses se passaient. J’en étais convaincu. Le futur est à explorer. Aujourd’hui je suis ici. Je ne regrette rien. Je suis libre et heureux. J’avais anticipé les pires difficultés. Ce n’est pas un rêve que je vis, mais une réalité. Les rêves sont toujours en dessous de ce que l’on avait espéré. Imaginé. Il y a de belles et improbables surprises, de longues journées de solitude et quelques galères à oublier au plus vite. L’imprévu fait partie du voyage. C’est sa force et sa raison d’être. Le vivre est une découverte de soi-même. Un dépassement.
Il revint un peu plus tard m’apporter des vivres : fruits, confiture maison, sardines, pâté, une petite boîte de lentilles saucisses. Je n’ai pas pu refuser.
– C’est ma façon de participer à votre voyage. Merci. Je lirai vos récits. Merci encore.
Jeanne la patronne revint me voir en début de soirée. Elle m’avait apporté et offert un cassoulet en boîte. C’était tout ce qu’elle avait à me donner. Elle s’excusait presque de si peu de chose. Elle n’avait plus rien dans ses réserves personnelles. Des touristes venant du midi, de Toulon exactement, m’ont offert à boire. Malgré la chaleur encore présente je me suis régalé. Des jeunes du cru sont venus jouer aux fléchettes. Ils étaient particulièrement présents en commentant leurs exploits et scores bruyamment. Ils prenaient toute la place. Ils avaient le mérite d’être là.
Le lendemain Jeanne m’a offert un petit déjeuner. Elle m’a expliqué qu’elle avait repris ce café pour maintenir un endroit créant du lien social, pour les plus âgés en journée, mais aussi pour les jeunes restant sur le village et aux alentours. Je salue cette initiative de reprendre le bistrot Chez Juliette. Nom éponyme de sa grand-mère je crois. Le décor n’a guère changé. Elle maintient ainsi une tradition familiale avec les moyens du bord. Ce qui en fait un lieu singulier et attachant. Bravo à elle. À sa ténacité. À son courage. Heureusement qu’il reste encore dans le monde rural des personnes investies comme elle.

 

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